jeudi 27 novembre 2014

Le côté sombre des Lumières

Un mérite essentiel de l’esprit des Lumières ? Avoir promu et fortifié la haute idée d’une unité du genre humain. Tous les traités, tous les manuels, tous ceux qui forgent l’opinion en réitèrent l’affirmation avec un tel ensemble et un tel enthousiasme, qu’il est probable qu’ils y croient.


Écoutez Xavier Martin (57 minutes)


Étrange phénomène : la réalité est très différente. L’esprit de libre examen — dont sont également crédités avec ferveur les « philosophes » — ceux-ci l’ont appliqué, parmi d’autres objets de quelque conséquence, à la notion même de l’humanité, qu’ils en sont venus à nier comme essence au nom du progrès. Il en résulte, sous leur plume, au moins à titre de tendance très appuyée, une dilution du genre humain dans l’animalité, dilution d’autant plus séduisante à leurs yeux qu’elle bat en brèche, comme dépassée scientifiquement, la conception biblique de l’homme.

Les retombées n’en sont pas minces. L’humanité, dans le propos des « philosophes », devient friable. Lorsque ceux-ci vont jusqu’au bout des conséquences de leurs principes, des éboulements s’en suivent, qui sont spectaculaires : ce sont des pans entiers de la famille humaine qui se trouvent dissociés de l’humanité pleine, qui sont « bestialisés » ou sous-humanisés, ou exposés à l’être. Pierre-André Taguieff avait pu l’écrire : le Siècle des Lumières est bien celui, effectivement, « de la construction intellectuelle du “sous-homme” ». Vont en faire les frais des minorités. Très majoritaires : les ethnies exotiques, le sexe féminin, le peuple en général.

Cet effondrement de l’image de l’homme appellera des suites. Il pèsera sur toute l’anthropologie du XIXe siècle. Au bout du compte, en procéderont un peu plus tard des hécatombes qu’il est curieux, voire incongru, de n’imputer tout au contraire qu’à la noirceur de prétendues et improbables « anti-Lumières ».

Xavier Martin, historien des idées politiques et du droit, est professeur émérite des Universités. Ses travaux sur l’anthropologie révolutionnaire remettent parfois en cause de façon très inattendue la saisie historique de la vision de l’homme au Siècle des Lumières.

Selon une méthode qui a fait ses preuves, l’auteur cite massivement les documents d’époque, pèse prudemment ses analyses, et ne s’autorise aucun schématisme interprétatif.


Il expose ici le côté sombre des figures de proue dudit mouvement (Voltaire, Rousseau, Diderot, Helvétius), celui que l’on omet toujours d’enseigner dans nos écoles ou nos médias, qu’on expurge des recueils d’œuvres.

Les races « exotiques », les femmes, les paysans, le peuple en général, la religion... Tout cela ne pèse pas lourd pour nos « philosophes humanistes ».

Un profond mépris des exotiques, du peuple, des paysans, de la religion

Il est une tournure que le nouvel ouvrage du professeur Martin met en évidence dans les écrits philosophiques : l’incise « qu’on appelle ». « L’animal appelé homme », écrit Voltaire. L’homme est une convention. Nous sommes là, pour l’auteur, au cœur des Lumières, à l’articulation idéologique où naît le sous-homme et cette articulation est nominaliste. « Ce type de pensée réduit à néant la notion de genre, la notion d’espèces, commodités d’ordre mental et rien de plus. » Dès lors que l’homme n’est pas clairement reconnu comme espèce, qu’est-il ? La notion est mouvante.

La frontière avec l’animal n’existe plus. L’homme et l’animal se distinguent par un plus ou moins, plus ou moins de sensibilité, plus ou moins d’intelligence. Sont appelés hommes, c’est-à-dire appartiennent à l’humanité, ceux que les philosophes estiment répondre aux critères qu’ils ont eux-mêmes fixés.

La nature humaine étant ainsi faite, ils se prennent comme critères : une élite masculine, européenne et pensante. Conséquence, un mépris pour les ethnies exotiques, les femmes et le peuple.

Les citations se recoupent et forment un constat accablant.

Les peuples lointains, Africains ou Lapons, sont assimilés à des bêtes, au mieux des animaux nobles, souvent des animaux inférieurs. L’animal auquel on compare volontiers l’Africain est l’orang-outan. La conviction que l’homme noir « est tout autant ou davantage parent du singe que de l’homme blanc », écrit Xavier Martin, cette conviction « plus ou moins sourde ou explicite, conceptuellement assez confuse et tâtonnante, mais accueillie diffusément comme scientifique, est dominante dans l’opinion dite éclairée. » Pour Voltaire, le physique nègre est l’occasion de rire de la Genèse, son obsession : « une plaisante image de l’Être éternel qu’un nez noir épaté avec peu ou point d’intelligence ! »

Dans l’anthropologie plutôt imprécise que dessine la nouvelle philosophie, les femmes sont radicalement séparées des hommes et inférieures.
Les philosophes les pensent mal organisées pour penser. Si une femme fait profession de penser, les philosophes la tolèrent en regrettant qu’elle ne soit pas un homme. Ils le lui disent et elle est supposée en être flattée. Fleurit l’épithète « femelle ». Espèce femelle, auteur femelle, moine femelle, le qualificatif méprisant aura largement cours également sous la Révolution.

Ce mépris s’accompagne d’une réification : la femme est un objet de consommation. Dans cette perspective, le viol devient un acte bénin. Il est même envisagé par les philosophes que l’homme soit la vraie victime du viol qu’il commet, victime qu’il est de la ruse féminine qui feint de résister. Voltaire et Diderot tiennent à l’affirmer, à le démontrer, et surtout Rousseau, « indéniable virtuose de la pensée retorse » qui « donne ici largement sa mesure », Benjamin Constant parlera, lui, de « galanteries trop vives ».

Troisième cible du mépris : l’origine plébéienne. Voltaire situe le peuple quelque part « entre l’homme et la bête ».

Rousseau parle de « populace abrutie et stupide », d’Holbach d’une « populace imbécile ». Pour d’Alembert le peuple est un « animal imbécile » et il s’agit de haïr « le gros du genre humain comme il le mérite ». Cela jure avec la réputation de ces auteurs ? C’est un très mince échantillon d’une considérable production « démophobe » qui nous ramène, sans surprise, à l’animalisation : « C’est une très grande question de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes », écrit Voltaire.

Ce mépris s’étend à des métiers (manuels) considérés comme peu estimables. Par ce biais, Voltaire trouve une fois de plus moyen d’attaquer le catholicisme. Jésus n’est pas seulement né « dans un village de juif, d’une race de voleurs et de prostituées » — antisémitisme ordinaire chez les philosophes — il est fils de charpentier, comble de l’infamie !



Naissance du sous-homme au cœur des Lumières
Les races, les femmes, le peuple
par Xavier Martin
Publié aux éditions Dominique Martin Morin,
À Poitiers,
en mai 2014,
434 pages
28,50 €
ISBN : 9 782 856 523 490


Voir aussi

Voltaire, cet inconnu, ce mythe, ce sectaire


La vision pessimiste de l’homme développée par les Lumières

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